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Par Fatoumata Sillah

Préparée très en amont du « 20 heures » de TF1 de dimanche, cette séquence qualifiée d’« infotainment » et de « mélange des genres » par une partie de la presse vient cependant briser un tabou, celui des pensées suicidaires.

Il était l’invité du JT de 20 heures de TF1, dimanche 9 janvier 2022, pour parler de son dernier album, « Multitude ». TONY KARUMBA / AFP

« Grand moment de télévision » ou « coup marketing » ? Après sept ans de silence, l’auteur-compositeur belge Stromae a créé l’événement dans le journal de 20 heures de TF1, dimanche 9 janvier, en dévoilantL’Enfer, nouveau titre de son futur album, qui évoque des « pensées suicidaires », alors que l’artiste s’est remis d’un burn-out ces dernières années. Le chanteur a révélé ce morceau dans une mise en scène habile, comme si c’était la dernière réponse, en chanson, à une question de la présentatrice Anne-Claire Coudray, alors que des notes de musique commencent à l’accompagner et que le plan se resserre sur lui. La séquence a été suivie en direct par 7,2 millions de téléspectateurs, visionnée plus de 5 millions de fois en ligne, et allégrement débattue sur les réseaux sociaux. Un mélange des genres entre journalisme et promotion musicale qui interroge depuis beaucoup de nos confrères.

Pour aboutir à cette « surprise » – qui n’avait donc rien de spontané –, il a fallu trois semaines « intenses de réflexions, d’échanges, de travail avec Stromae et son entourage », explique à 20 Minutes Yoann Saillon, directeur artistique de TF1. « Durant la phase préparatoire, on a tourné plusieurs propositions, dont une de plan-séquence où le cadre se resserre sur lui pour aller dans la force de son regard. » La journaliste, elle, décrit cet instant comme étant « le plus beau moment de (sa) carrière d’intervieweuse ».

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« Ligne rouge »

Mais cette séquence n’est pas du goût de tout le monde. Journaliste culturel à Libération, Olivier Lamm « s’interroge sur les raisons qui ont poussé la rédaction de TF1 à passer cette ligne rouge et à accepter le détournement de son sommaire au profit d’une opération marketing instrumentalisant ouvertement l’émission, altérant par là jusqu’à l’essence éditoriale de son programme et le sens profond de ses images ». « Bien entendu, les manigances promotionnelles dans les programmes d’information ne sont pas nouvelles ; depuis l’expansion irrésistible de l’infotainment [contraction des mots “information” et entertainment, “divertissement”]jusqu’aux contenus publirédactionnels à peine cachés de sites comme Konbini, le public est soumis en permanence à des formats éditoriaux toujours plus flous, qui n’ont que très indirectement à voir avec du journalisme », poursuit-il, dénonçant « un vaste dispositif visant à exploiter [Stromae]jusqu’à la dernière goutte ».

Même son de cloche chez les journalistes Sophie Delassein et Arnaud Gonzague, deL’Obs, qui dénoncent une séquence « franchement embarrassante », venant « brouiller ce qui reste de repères entre information et divertissement ». Pour eux, il y a une confusion, « soudain, tout est embrouillé. Il n’existe plus de distinction entre l’espace d’information, soumis à cette vieille chose tenace qu’on nomme la déontologie journalistique, et l’espace du clip. Plus de différence entre l’éthique pointilleuse et le déroulement du spectacle. Plus de séparation entre le regard nécessairement distancié et les impératifs du show-business », jugent-ils, estimant que cette promiscuité alimente le discours antimédia de « ceux qui, partout en Occident, défilent avec des pancartes : “Médias pourris ! Médias complices !” ».

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« Faire confiance au téléspectateur »

Sur France Inter, dans son édito, la journaliste Sonia Devillers n’y voit en revanche rien de dramatique, considérant que « jouer ainsi avec les codes du JT, c’est faire confiance au téléspectateur, à sa culture de l’image, à sa compréhension de l’information, à sa lucidité face à un artiste en promotion ». Toutefois, d’après Jean-Jacques Jespers, professeur de déontologie journalistique à l’Université libre de Bruxelles, interrogé par le journal belge Le Soir, « de nombreuses enquêtes montrent que la confusion entre communication et information est de moins en moins remarquée par le public ».

Le chanteur belge, Paul Van Haver de son nom de naissance, n’en est pas à son premier tour. Stromae « est un as des coups médiatiques : il avait déjà joué la surprise sur le plateau du Grand Journal de Canal+, en 2013, en se dédoublant à l’image, ou sur celui de Frédéric Taddeï sur France 3, dans Ce soir (ou jamais !), en déboulant au milieu des invités pour interpréterFormidable », se souvient Télérama.

« Accorder à la maladie mentale une dignité inédite »

Au-delà de ce retour « orchestré », selon La Croix, de ce « coup marketing », selon un éditorial du Temps, « il y avait aussi cette volonté, louable, de mettre en lumière un thème sensible », écrit le journal suisse. En ce sens, « c’est aussi accorder un poids exceptionnel aux paroles de cette chanson dites, en costard cravate, par un homme-tronc. C’est accorder à la maladie mentale une dignité inédite dans l’histoire de la télé », juge Sonia Devillers.

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Les paroles de L’Enfer n’ont pas laissé de marbre la journaliste Sophie Fontanel. « Je suis chez moi, et je pleure. Je pleure parce que, aussi gaie que je sois, aussi positive que je sois, comme tout le monde j’ai eu ou j’ai des envies “sioucidaires”. Je pleure parce que mon frère en a et me l’a dit un jour. Et je tremble souvent. (…) Stromae chante que, ses pensées “sioucidaires”, il n’en est pas fier. Et bien sûr, il est honnête. Sauf que, par le miracle de sa vérité et de son immense talent, il fait que nous n’aurons plus jamais honte des nôtres. »

« Stromae montre à travers cette séquence que c’est un sujet dont on peut parler, y compris au journal de la chaîne la plus regardée de France, parce qu’il n’y a pas de raison de ne pas le faire », renchérit Léonore Dupanloup, responsable communication, prévention et sensibilisation média au sein de l’association Stop Suicide, auprès du journal suisse Le Temps. « Cette identification positive permet de donner de la visibilité au suicide, mais aussi à toute la thématique de la santé mentale », « sans romantisation ni glorification » du suicide.

LEMONDE.FR

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